Comme tant d’autres, Denis Gheerbrant s’est perdu au Rwanda, ce si petit pays qui pose de si grandes questions. Il n’est pas dupe et prévient : “Vivre après, c’est ça : vivre avec une question inépuisable.” Mais, comme ceux que le Rwanda et sa tragédie ont aspirés, il se cogne à la lumière noire du génocide tel un insecte affolé. De 500 000 à un million de morts, Tutsis surtout et opposants hutus, assassinés en moins de cent jours, d’avril à juillet 1994, avec une méthodique sauvagerie. Un holocauste de voisinage. Gheerbrant tâtonne, “cherche les traces de l’innommable” dans ce paysage d’avant le péché originel dont la beauté bucolique ne fait qu’attiser le malaise. À quoi se raccrocher ? Les mots tombent comme des petits cailloux au fond d’un puits, les explications brassent le vide comme les pales d’un ventilateur. Interview d’un génocidaire : tout aussi discipliné que lorsqu’il découpait en morceaux sa jeune voisine à la houe, il se prête avec une effrayante docilité aux questions. Mais ses réponses ne font que renvoyer le questionneur à son propre rapport au mal et à la mort. Où se trouve, au fond de moi, la part d’humanité que je partage avec cet homme ? semble s’interroger Gheerbrant. Le cinéaste tient son fil lorsqu’il rencontre Déo. Ce rescapé a trouvé dans les orphelins qu’il élève la force qui l’a fait “revenir à la surface de la vie”. C’est Déo qui, emmenant Gheerbrant sur sa colline, lui ouvre les portes du Rwanda d’avant. D’avant le génocide, d’avant le Blanc. Un monde idéalisé où la vache était au centre de la cosmogonie, où le bon roi tutsi atténuait les rigueurs du servage et du féodalisme, où les danses rituelles rassemblaient Hutus et Tutsis. Ce serait le colonisateur belge qui serait venu briser cette idylle rousseauiste. Bien entendu, comme tout au Rwanda, c’est vrai mais en partie seulement. Le génocide rwandais reste un trou noir pour la raison... Christophe Ayad, Libération.